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Le chiffre des années a changé, notre vie aussi.

On note de nouveaux comportements.
Babeba compulse son nouveau “Lexique des mots bancaires” ; il lit les pages trader et parachute doré avec soupirs et grognements. Les petits ont le nez dans leurs consoles ; entre frères et soeurs ils s’envoient des courriels d’une pièce à l’autre. Des adultes auscultent l’écran tactile de leur nouveau portable et tentent de fixer sur leur agenda électronique les rendez-vous fixes de 2009 : le tiers provisionnel, les frottis et autres
prélèvements obligatoires, les anniversaires, les fêtes sous chapiteau ainsi que la courbe de poids, le taux de diabète et la fréquence des galipettes. Il nous faut absolument des chiffres qui, plus tard, nous feront penser au bon vieux temps. Ma première activité de l’année est à mille lieues des pixels. Elle consiste à trier par taille et par couleur la quantité impressionnante de cache-nez à poils longs que des mains charitables ont tricotés pour moi.

Moi, je suis très loin de ce monde d’octets !
Créer ces bandes multicolores et velues est un must de l’ouvroir contemporain. Il y a même des clubs, des groupes de femmes unies par la passion des aiguilles et mues par la frénésie de protéger le cou de leurs congénères. Tandis que le monde se noie dans les bains de sang d’un côté, dans l’anémie bancaire de l’autre, il reste des êtres dont le seul souci est de ne pas oublier une maille de leur ouvrage. Leur motivation est forte et noble. On a l’impression de les entendre murmurer « Yes, we can ». Ma voisine m’a confessé sa détermination ; elle m’a susurré à l’oreille « was anderi kenne, kann’ich au » (je ne suis pas plus idiote que les autres) ! Il y a de l’émulation dans la confection de ces cache-nez, et aussi un bonheur simple, comme si les aiguilles diffusaient une solide philosophie, genre « quand le cache-nez va, tout va ». Ces gestes mécaniques répétés à l’infini génèrent une forme de salut. Le tricot a une vertu ésotérique. Il fait penser aux Parques. En apparence elles travaillaient avec du fil, en réalité elles tenaient en mains le destin des humains. Pendant les procès de la Révolution aussi, les Tricoteuses avaient leur mot à dire : ceux qu’elles envoyaient à “la Veuve” n’avaient ensuite plus besoin de cache-nez.

Ce n’est plus du flux tendu, c’est du fil tendu !
Le tricot, artisanat modeste, est riche en leçons sociales. Le secteur du cache-nez à poils longs se livre à des pratiques dignes de la haute industrie, y compris la sous-traitance ! Car le vaste projet d’équiper tous les gens qu’on aime de ce magnifique symbole de créativité soumet ces dames à de terribles problèmes de délais. En conséquence, dans certains cas, la « donneuse » officielle n’est pas la « tricoteuse ». Il y en a qui trichent : on a vu des malhabiles emplies du désir d’orner les gorges aimées de ces bandes velues en laine et acrylique les acheter en douce sur des marchés teutons, quand ce n’est pas, ô honte, chez des discounters soucieux d’avoir en rayons les articles-phares des fantasmes collectifs.
Oui, ô désespoir, même le cache-nez à poils longs est victime de contrefaçons. Par chance, les récipiendaires de boas multicolores ignorent souvent qu’ils ont été grugés. Le bonheur d’arborer ce signe de cohésion sociale rend aveugle ! Ne mésestimez pas les cache-nez à poils longs, ils jouent un rôle dans le cours des choses et sont même une allégorie de notre système de récompenses. La Nation donne des médailles, les Palmes académiques, la Légion d’honneur… Les tricoteuses ont la haute main sur l’Ordre du Mérite du Cache-Nez à poils longs.
Dans ma famille, il y a eu création massive de cache-nez à poils longs. Ils ont été distribués à tour de bras. Mais je n’en ai pas été jugée digne. L’opprobre m’a frappée de plein fouet : je n’ai aucunement été distinguée, ni par une croix de chevalier, ni par un cache-nez. Mais comme dirait Confucius, « avant tout la santé » !

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